Pour cette troisième partie du triptyque, j’étais séduite par l’idée de traverser la corporalité et activer un «lieu» renversé. Cette envie a donné corps à un dispositif où je déploie sur le plateau mon espace mental, sous le signe du multiple, de l’additionnel et du contradictoire.
Quand j’ai lu le Carnet de Grisélidis Réal, écrivain et prostituée militante décédée en 2005, j’ai pensé que si on pouvait imaginer une « langue de la chair » c’était bien dans ce carnet qu’elle se réalisait, dans cette écriture à la syntaxe «primitive» et sérielle, composée essentiellement de noms propres, d’adjectives et de verbes à l’infinitif. Dans au commencement était la chair… ce texte fait office de basse continue sur laquelle viennent se greffer d’autres mots, d’autres langues.

au commencement était la chair… se situe du côté de la «stream of consciousness», de ce flot de conscience où l’identité se veut nomade et polyphonique. Un lieu où des figures s’invitent, où les objets, dans leurs différents niveaux de lecture – qu’elle soit symbolique ou métaphorique – articulent, avec les partitions textuelles, la mise en oeuvre d’une identité autofictionnelle. Une grotte renversée, où le «monde des idées» se fait corps et chair du plateau.

Références textuelles
Marija Gimbutas, Le langage de la déesse, Éditions des femmes – Antoinette Fouque, 2005
Brigitte Hatat, Miroirs. De Narcisse à Dionysos, dans Le corps parlant, novembre 2004, Édition érès,
Claudine Cohen, La femme des origines, Éditions Herscher, 2003
Andrée Chedid, Lucy. La femme verticale, Flammarion, 1998
Henri Atlan, L’utérus artificiel, Éditions du Seuil, 2005
Judith Butler, Trouble dans le genre, Éditions La Découverte, 2005
Osho, Satyam, Shivam, Sunderam dans Krishnananda, Face to face with fear, Koregaon, 2004

Notes
La beauté du corps est tout entière dans la peau. En effet si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, doués comme le lynx de Boétie d’intérieure pénétration visuelle, la seule vue des femmes leur serait nauséabonde.
Odon de Cluny, Collationes, II

Avec Beauty il s’agissait d’amorcer un travail sur le corps féminin et ses représentations, d’inscrire dans un espace sonore et visuel des gestes du quotidien liés à la préoccupation tant individuelle que sociétale de la beauté (musculation passive, exposition au regard d’autrui,  consommation bio-cosmétologique vs relaxation, le modèle Barbie). Veneri, le second volet, questionnait à travers une réécriture vidéo le patrimoine iconographique relatif à l’image de Vénus, offrant autant de points de fuite vers la création d’une identité contemporaine tout en interrogeant le mythe à sa source – la naissance d’Aphrodite/Vénus – pour l’amener dans l’espace du présent.
au commencement était la chair…, troisième partie du triptyque, s’interroge sur les modalités de repousser les limites de la représentation du corps.
Existe-t-il un féminin au-delà des représentations qui en sont faites ? Est-il possible de sortir de la fabrique du corps ? De délaisser la prépondérance de l’image sans pour autant mettre en pièce le sujet ? Et que peut-il rester si l’on enlève les images et les enveloppes qui entourent le corps ?
Ici je pense aux blessures de Gina Pane, au Vagina Paintings de Shigeko Kubota, aux Siluetas d’Ana Mendieta, à l’oeuvre d’Orlan, et à bien d’autres tentatives (féminines) de reconduire le langage au corps, de «chair qui se fait verbe»…

Dans ce voyage au-delà de la forme, je songe à un dieu femelle, principe ambivalent, lieu de naissance et de destruction, corps retourné, j’imagine une viscéralité béante, et un espace qui se fait matrice.

Processus
Avec ce triptyque, qui se décline en trois parties autonomes bien que reliées entre elles, je reprends à mon compte la figure du solo1 féminin, figure qui traverse l’histoire de la danse à partir de la modernité. Mais le corps dansant de l’auteur-interprète est ici remplacé par le corps–pensée. Un corps qui se pense, s’observe, se définit et se construit en tant que sujet en partant de ses propres re-présentations (glissement historique oblige) et d’une autoréflexion. Si la présentation de l’image-corps était prépondérante dans la construction de deux premiers volets, avec au commencement était la chair… le regard se déplace.
Comme pour mes deux précédents travaux, il s’agit tout d’abord d’identifier et de bâtir l’espace mental qui sert de matrice à ce qui va devenir le dispositif, écriture d’un espace composé, inscrit dans le temps scénique.
Quelques questions accompagnent la phase initiale de réflexion. Si on sort du regard de l’autre, du regard tout court, et donc de la représentation (est-il possible ? Et dans quelle mesure ?), comment le corps se pense  ? Quelle pensée de lui-même peut-il générer ? Où peut s’inscrire le soi ? Le dedans dirait-il plus vrai que le dehors ? Et en quoi son image, sa qualité d’image, diffère de celle du dehors ? À quel territoire fait-elle appelle ?
L’incursion dans les travaux d’artistes mentionnées plus haut (Ana Mendieta, Shigeko Kubota, Gina Pane, Orlan entre autres) ont également accompagné cette première étape, d’où l’émergence de plusieurs éléments, c’est-à-dire : la trace du corps comme ritualisation d’une absence qui engendre une présence autre, proche parfois d’un acte chamanique d’intervention dans l’espace-temps. Le renversement de l’usage du corps comme modèle pictural en faveur d’une mise en jeu active de l’organe féminin qui devient acteur à part entière. La blessure comme signe, premier tracé d’une écriture à venir. Le corps comme texte, chaîne de signifiants, et ses fragments, ou ses organes, composants d’une grammaire à établir.
Puis une figure s’est imposée d’elle-même, polarité atavique, maîtresse de cérémonie de tant d’oeuvres d’artistes (femmes certes, mais pas exclusivement), invitée incontournable sur le chemin des origines de l’identité. « Qu’on le nomme Terre ou Nature, Dieu a été une femme, et il le reste la plupart du temps en sous-main, dans les rêves, les fantasmes, les illusions tragiques ou comiques. Dieu a des fesses énormes et un ventre indéfiniment enceint, c’est une boule d’énergie féconde, un phallus enflé envasé, une tête compacte torsadée sans bouche, un nez d’os, des petits bras repliés sur les seins, un œil massif et aveugle » écrit Philippe Sollers2. Et d’ajouter, dans l’hommage et la fascination pour ce référent primordial : « Ces hanches énormes, ces mains minuscules, ces pieds joints, cet ensemble de trous menaçants, ont pourtant un magnétisme de danse dont vous ignorez les règles. Rien, encore, ne s’écrit. C’est le face-à-face. Coupés du sens, nous n’existons que dans l’orbe de cette déesse primaire, dans son prolongement ou ses environs ». La Terre-Mère, la Déesse Mère, la Grande Déesse donc, cela a donné, telle une première pierre posée, le titre.
Le dispositif se construira dans l’agencement d’une pluralité d’éléments, écriture d’une pensée additive. Le concave comme lieu-contenant-support ; les images de l’intérieur de mon vagin via une caméra endoscopique ; un manteau en peluche, renversement de la nudité, ou la présence du corps par soustraction ; une guitare électrique aux sonorités rock, invagination, extension de l’espace-corps ; de textes enregistrés, …

 1 Bien qu’il s’agisse, dans le cas de Beauty, d’un solo « accompagné »
2 Philippe Sollers, Femmes et femmes, dans Femmes Mythologiques, Imprimerie Nationale, 1994