Description

Cette installation résolument théâtrale – le théâtre portant dans ses fondements à la fois un rôle de miroir * et d’abîme – nécessite un rapport à la matière eau, réel et immédiat, elle est le seul élément non descriptif sur lequel s’appuient les images poétiques.

Dix robes de cire légèrement surdimensionnées, blanches, identiques dans leurs mensurations et différentes dans leur formes flottent à la surface, elles suivent le mouvement de l’eau sans pour autant être entraînées par le courant. Dix robes comme autant d’Ophélies, ou comme autant de mues successives d’une seule Ophélie parcourant à rebours le chemin de ses origines.

Sur la berges une machine à surpression, sorte de poumon artificiel, constituée de sept électrovannes, insuffle par séquence de l’air au fond de l’eau à travers des tuyaux micro poreux. Cette oxygénation de l’eau laisse apparaître à la surface une effervescence douce autour des robes.

L’air mêlé à l’eau redonne une voix à Ophélie.

La bande son, synchronisée avec la séquence des bulles, est composée comme un long silence rempli par une pulsation sourde sur un rythme inférieur aux battements d’un cœur (20 puls/mn). Toutes les quatre minutes la voix émerge de l’ harmonique d’un verre frotté, d’abord sous la forme d’un souffle, d’un râle, puis s’essaye à l’élocution sans jamais rien prononcer de compréhensible et finit par s’accorder en une note tenue avec l’harmonique du verre.

Il y a donc, l’eau, les robes, la séquence son/bulles qui se répète indéfiniment et le silence. La mise ensemble de ces quatre éléments est la porte pour une imagination dynamique sur les mystères d’Ophélie.

 

 

Ophélie tragique ou romantique

Ce n’est pas dans le romantisme qu’il faut chercher un sens à Ophélie. Le savez-vous, le suicide par noyade est essentiellement féminin. Le romantisme n’aide en rien pour apercevoir le corps d’Ophélie au fond de l’eau, pour voir si son visage est barré d’un sourire ou d’un rictus de crainte. Quelle est cette Ophélie qui a cessé de paraître, où est le corps ?

Le corps est absent, à moins qu’on ne l’aperçoive au loin gonflé comme une outre, sans savoir si elle est déjà ré-enfantant ou ré-enfantée. Non, le corps est absent, c’est un suicide par effacement, il ne reste que la robe. Ophélie est nue, déshabillée, elle a abandonné son vêtement, sa robe désespérément blanche, aux questions.

Alors il faut parler de la cire, de cette robe de cire. Ici la cire joue son rôle de mémoire, elle empêche l’autolyse totale, elle protège l’empreinte, elle con-serve la forme de la robe marquée par le passage du corps et con-verse avec les traces, ainsi dans ce avec cognitif elle nous apprend tout de cette histoire.

Dans les premiers travaux sur l’anatomie, la cire servait à conserver de la putréfaction, puis on s’est aperçu qu’en l’injectant liquide dans les canaux, elle pouvait remplacer tous les fluides du corps (sang, lymphe, bile, urine) et permettait de retrouver la forme in-corpus des organes.

Les voilà donc les (ladies) Ophélie(s), flottant entre les deux eaux du monde, tandis que  Hamlet s’époumone et s’essouffle à ramener à lui cette chair si chère, ce double féminin, lui qui a choisi le “être ET ne pas être”, alors qu’Ophélie choisit le verbe tout court, le “être ET être” en  abandonnant cette robe/persona. Hamlet pauvre schizophrène n’est plus qu’une machine lançant par séquence quelques litres d’air au fond de l’eau, comme autant d’appels impossibles à refaire corps, et Ophélie chante, répond par sa voix qui n’est plus que souffle, râle et harmoniques.

Le tragique n’est pas chez Ophélie mais bien chez Hamlet. L’eau humanise la mort et mêle quelques sons clairs au plus sourd gémissements**. Faut il avoir peur de ces eaux amniotiques, donnez m’en des millions de litres et j’en ferai un port pour toutes les Ophélies du monde. En choisissant le “être tout court” Ophélie fait cet acte premier de retour à la matière, et, si l’on osait faire l’amniocentèse des rivières ophéliennes, nous y découvririons avec stupeur les raisons de nos folies et de nos craintes.

 

 

* Sur le thème triple du miroir/eau/conscience, il faut aussi penser son rôle prépondérant dans l’imaginaire dynamique ophélien, Ophélie étant en quelque sorte un Narcisse au féminin, qui ne se contente pas de rester devant mais plonge totalement dans les eaux du miroir, sorte d’abandon total, accomplissement de sa féminité.

** “L’eau et les rêves”, Le complexe d’Ophélie. Gaston Bachelard