Perte du nom, perte du sens ?

 

Nous sommes sans noms… face aux choses, face au(x) monde(s), nous l’avons toujours su sans jamais le reconnaître, sans jamais l’accepter. Nous sommes sans noms… parce que nous ne savons plus comment nommer, parce qu’ils seraient à inventer, nous sommes sans noms… parce qu’il faut passer de l’autre coté, parce que nous avons la peur au ventre, nous sommes sans noms… parce que c’est devenu sans importance.

Pour arriver à voir, il faut faire la critique des mots. Depuis le je suis de l’ancien testament jusqu’au je est un autre de Rimbaud ou encore le ceci n’est pas une pipe de Magritte, le mot n’a pas vocation à identifier mais simplement à reconnaître. En d’autres termes, on ne nomme que ce que l’on connaît, or ce que l’on connaît, toutes cultures et toutes sciences confondues, n’est rien au regard de ce qui existe. Il faut se l’avouer, nommer n’a plus de sens face à l’abîme du réel, face à l’accélération exponentielle du réel, une accélération qui finit par atomiser l’idée même d’une réalité.

Et si ce que l’on nomme encore réel n’était qu’un autre mot pour nommer, c’est à dire rendre partageable, la fiction qui nous entoure et nous constitue ? Et si ce que l’on nomme fiction était une autre manière de nommer le réel, une autre part tout aussi efficiente pour bouleverser le déroulement et l’évolution de nos êtres ?

Le théâtre qui, contrairement à la littérature ou au cinéma, contient sa part irréfutable de réalité tangible ici et maintenant, est à même, par le levier de la parole, de renverser le réel. Le fait simple de dire sur une scène engage déjà le paradoxe fiction/réalité. La parole, au théâtre, est et vient toujours d’un ailleurs, un ailleurs de la scène et un ailleurs de sa propre réalité. La parole vibre et se tord sur elle-même à l’infini jusqu’à nous faire apparaître l’autre face des choses.

 

 

Théâtre et littérature

  

Sans nom(s)… est ma quatrième immersions dans l’univers de l’écrivain Antoine Volodine. Questionner la place de la littérature dans un dispositif théâtral était déjà à l’œuvre dans O.R.A.T.O.R.I.O. et dans la lecture scénique de son dernier roman, Songes de Mevlido. Faire théâtre avec la littérature nécessite un déplacement de la fiction. Ce qui domine dans tous les écrits de Volodine est précisément son jeu avec le fictionnel. Il procède par empilement de fiction à l’intérieur du récit mais également dans ces marges et jusque dans la réalité des publications. Ce processus lui permet d’atteindre un réel qui dépasse largement le cadre du livre imprimé, il surajoute la fiction à de la fiction jusqu’à créer un monde – le post-exotisme – totalement fictionnel et totalement réel composé d’une dizaine d’auteurs et de plus d’une trentaine de publications connues. Antoine Volodine, Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Eli Kronauer, etc.… tous ces auteurs du post-exotisme ont le même projet, embrasser fiction et réalité dans un même monde.

Volontairement, pour ce nouveau travail, je n’ai pas demandé à l’un des auteurs du post-exotisme d’écrire du théâtre, ni même pour le théâtre. Ils publient tous de la littérature ou de la poésie. Cette affirmation prend toute son importance. Je n’attends pas de l’écriture portée sur scène de prendre en charge le drame, le récit, ni même la dramaturgie. L’écriture ne fait pas le théâtre, pas plus ni moins que tout ce qui est à même d’embraser le temps de la représentation. Je place l’écriture ni devant ni au centre de la scène, ni dans la bouche des acteurs. Cette définition par soustraction n’est pas une figure de rhétorique mais bel et bien ma seule solution pour approcher les territoires de l’indéfini, les territoires sans nom(s).

 

 

Mort du narrateur

In Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Ed Gallimard 1998, Antoine Volodine

 

« …Le narrateur est préoccupé par sa relation avec le mensonge littéraire. Il se trouve en conflit avec la narration, d’une part parce que la fiction souvent l’amène à épouser étroitement un destin tragique, d’autre part parce que l’idée même de narration, trop peu efficace pour métamorphoser le réel, le répugne.

C’est pourquoi, plus séduit par le mutisme ou la rumination autiste que par le romanesque, ce narrateur cherche à disparaître. Il se cache, il délègue sa fonction et sa voix à des hommes de paille, à des hétéronymes qu’il va faire exister publiquement à sa place. Un écrivain de paille signe des romances, un narrateur de paille orchestre la fiction et s’y intègre… la distorsion des voix et la confusion dans le nom véritable des donneurs et des preneurs de parole est ainsi une caractéristique du romance. Derrière l’auteur, porte-parole et signataire du livre, et derrière la voix du ou des narrateurs mis en scène dans le livre, il faut replacer un surnarrateur qui s’est volontairement effacé et qui, en un processus de camaraderie intime, contraint sa voix et sa pensée à reproduire la courbe mélodique d’une voix et d’une pensée disparue. D’où cette insistance du narrateur à prétendre qu’il est déjà mort : peut-être manie-t-il là le seul mensonge littéraire à quoi il peut se raccrocher sans malaise. »