Sur une île est le fruit de la collaboration entre le metteur en scène et scénographe Christophe Bergon et l’écrivain, essayiste et philosophe Camille de Toledo. Une invitation de l’homme de théâtre à l’homme de lettres. Une manière de placer l’écrivain au centre du dispositif théâtral afin de mener de front l’écriture du texte et l’écriture scénique. Les incursions de Christophe Bergon dans l’univers littéraire de Camille de Toledo remontent à 2011, date à laquelle il crée Remake(s) à partir de Archimondain Jolipunk – Ed.Calmann-Lévy, Janvier 2002, premier livre de Camille de Toledo. Trois ans plus tard – dans le cadre du festival In Extremis au théâtre Garonne à Toulouse – il présente siècle(s), à partir de L’inquiétude d’être au monde – Ed.Verdier, Janvier 2012, que Toledo écrit au cours de l’été 2011 dans l’émotion qui fait suite au massacre d’Utøya. Sur cette petite île norvégienne, le 22 juillet 2011 Anders Behring Breivik, jeune fanatique de l’extrême droite norvégienne, tue 69 adolescents réunis pour participer à un camp d’été de la ligue des jeunes travaillistes… l’émotion de cet événement irrigue toute la pensée du livre-chant de L’inquiétude d’être au monde. De là naîtra le désir de fabriquer une suite. Le désir d’une commande à l’écrivain : lui proposer d’écrire un texte pour la scène, un dialogue entre un jeune homme et une jeune fille, deux jeunes Européens, une tragedia contemporaine, prolongement de son livre L’inquiétude d’être au monde. De ce point de départ, Camille de Toledo écrit Sur une île une fiction entre un frère et une soeur, Jonas et Eva. Lui, l’aîné, termine ses études de droit à Oslo, elle est morte sur l’île d’Utøya sous les balles de Breivik. Un dialogue entre un frère et une soeur, l’un vivant et l’autre morte, un dialogue de mots et de corps où l’histoire intime se mêle à une réflexion sur l’état d’obéissance démocratique qui saisit les peuples européens en ce début de XXIe siècle. Entre douceur et violence, le fantôme d’Eva joue un «jeu de conscience» avec son frère. Elle revisite des souvenirs de leur enfance, les vacances d’été dans les fjord de Norvège ou de Finlande, l’absence et la démission du père. Elle raconte sa fuite, sa mort dans les eaux froides du lac Tyri et comment les enfants de l’île continuent à hanter le paysage en hiver. Elle pose la question à son frère : si nous mourons dans des histoires que se racontent des fous, si les fous nous tuent pour se prouver qu’ils existent, quelle histoire de fou voudras-tu porter en notre nom ?

 

Sur une île

Une histoire de l’obéissance démocratique

Note de l’auteur 

« Je veux que Sur une île  soit un tableau de notre obéissance, de notre docilité démocratique. La pièce exposera par les corps un fait divers du début du 21e  siècle : le massacre d’Utøya où 69 personnes sont mortes sous les balles d’un chevalier croisé halluciné, le trentenaire Anders Behring Breivik, militant d’extrême droite inspiré par le concept de défense chrétienne contre l’extension de  « l’Eurabia »*.

Breivik est le symptôme d’une Europe malade, tentée par de nouveaux fascismes. Il faut donc rendre à cet évènement sa puissance symbolique, en comprendre la noire mythologie, en explorer le sens et ce, dans le cadre d’un projet pour un « théâtre européen », un théâtre travaillant à donner corps à cet espace qui manque autrement de lien, de commun.

C’est de cet évènement, Utøya, dont traitait déjà le chant de L’Inquiétude d’être au monde. (…) C’est cette fois par la voie du théâtre, en imprimant dans deux corps (un frère vivant et une soeur morte) le massacre d’Utøya, que je souhaite révéler l’ordre contemporain de l’Europe au début du 21e  siècle : un ordre travesti, où petit à petit, les interdits sur la violence et la haine déclinent, où une soif de combat, d’héroïsme, de pureté renaît des cendres du vingtième siècle.

Que peut-t- on proposer aujourd’hui, comme horizon d’espérance, qui ne soit ni la servitude volontaire au marché, ni l’ennui de la post-histoire, ni la guerre de tous contre tous, dans une fiction hallucinée d’une guerre des civilisations ?

La question au coeur de Sur une île est bien sûr celle de la violence : la violence de Breivik et la violence qui n’a pas eu lieu, que les enfants de l’île ont évacuée, faute de pouvoir même y penser : leur violence interdite, fruit de longues années de paix, leur violence collective, leur révolte, qui aurait pu, de façon organisée, coordonnée, se jeter sur Breivik, le désarmer et l’abattre.

Il y a donc cela, dans Sur une île, un désir d’inverser le mythe de l’obéissance à partir du théâtre : faire naître, par le théâtre, la possibilité d’un autre dénouement : non pas un énième monument, en Europe, pour commémorer les morts, mais un travestissement supérieur de la réalité (l’action théâtrale ?) pour révéler le travestissement où nous vivons. C’est le sens de cette question que la soeur morte pose à son frère : Mais que feras-tu de moi ? De mon souvenir ? ».

Camille de Toledo – Septembre 2014

Le corps du drame

Lettre à Camille de Toledo (extrait)

Note de mise en scène 

« … J’ai compris que ce travail allait nous demander de la violence et de l’amour.

Et d’abord, violence faite au théâtre – ce lieu entendu, au pire, comme grand divertissement de l’illusion et de la passivité, au mieux, comme lieu de confrontation du public avec lui-même comme collectif – car il nous faudra, avec tout l’amour possible, tuer le théâtre, tuer le travestissement de l’acteur, tuer la mimesis et tuer nos propres certitudes sur la capacité du théâtre à parler du monde ou sur la puissance de la catharsis. Il n’y a ni cynisme ni abdication dans mes mots, au contraire il y a une volonté d’en découdre, de tenter à nouveau cet exercice si paradoxal.

Violence faite à nous-mêmes, aussi, car il nous faudra maintenir à distance les questions morales. Nous sommes face à une infinie complexité de la vie, une incapacité à saisir cet évènement.

Breivik a construit un théâtre tragique où tout est vrai. Il l’a construit sur des mythologies d’un autre temps. Ces mythologies noires (…) grandissent et gagnent du terrain partout en Europe. Nous le voyons tous les jours un peu plus. L’amour n’est pas une réponse bien sûr, il est un outil.

Il nous faudra transgresser cet ordre dans lequel nous avons grandi, le même que Breivik, celui que nous avons construit pas à pas. Ici le nous est inclusif, nous ne sommes pas séparés par une barrière de sécurité, il n’y a pas d’île. … C’est la leçon que nous donne Utøya ; l’ordre politique, institutionnel, moral, éthique et esthétique où nous nous maintenons est  bien le nôtre.

Nous sommes les victimes et les tueurs, et la transgression de cet ordre est aussi une transgression de nous-mêmes. J’ai compris que nous étions pris dans la nécessité de penser et de construire une dramaturgie du dialogue à l’intérieur de ce Nous, acteur et spectateur. Ce concept si souvent défendu comme garantissant l’éthique du théâtre, et si souvent bafoué, devait être replacé au centre du travail…

Je veux faire de Sur une île un acte de dialogue à vif, pour chercher cet endroit si étrange où le théâtre rejoint parfois un commun partageable ».

Christophe Bergon – Septembre 2015