Le clou dans la planche

Jacques-Olivier Badia

 

Nos faill(it)es

Il était temps, grand temps que le Vent des Signes reprenne souffle après une saison d’inquiétude partagée avec bien d’autres. Il n’était pas inactif pour autant. S’y concoctait en effet la nouvelle création du collectif lato sensu museum – Manuela Agnesini, Christophe Bergon, Enrico Clarelli – Remake(s), que le public peut découvrir in situ jusqu’à la fin de la semaine. On ne s’en étonnera pas : scéniquement, c’est moins une forme qu’une anti-forme, appuyée sur un texte de Camille de Toledo échappant lui-même aux formes littéraires les plus courues ; sur le fond, une claque poétiquement assénée assortie d’un tête-à-queue dans l’histoire.

« L’absorption est une et indivisible »

Il y a, il n’y aura là qu’une grande, haute et large table ; assis d’un côté un homme devant un ordinateur, debout de l’autre un homme avec une guitare, petitement mobile entre eux une femme derrière deux micros. Rien de plus, sinon des sons en mots et notes. Il n’y a, il n’y aura pas vraiment d’histoire, quoique l’affaire commence sur l’esquisse à voix médiane d’une femme immobile, suffocante, se poursuive entre je, ils et nous. Ni chanson ni poème, en dépit d’une fragmentation du discours marquée par un introït répété : « Ce morceau s’intitule… » Mais un récit pourtant, écoulé d’une source indistincte jusqu’à une embouchure paradoxale, deux dates posées comme des pierres dans son cours – 09 novembre 1989, 11 septembre 2001. Deux dates, deux chutes par lesquelles se serait parachevée la mainmise invisible du négoce et du capital non seulement sur l’ordre économique, mais également tous les aspects de l’existence humaine et du cours des événements – autant dire sur l’Histoire. « Le commerce avant tout », seul garant de paix, « le libéralisme ou la déflagration ». Ce morceau s’intitulerait donc : « Neutraliser les tactiques de subversion ». Pour cela détourner les révolutions, coincer la critique dans un système unique de pensée, faire image de tout et n’accorder en toute chose d’action que sur l’image. Ainsi l’incarcération se fait elle hors-murs, d’un humain élevé comme hors-sol. Incarcération économique, les sacro-saints marchés jouant les gardes-chiourme. Incarcération mentale, toute expression récupérée par des médias, marchandisée jusqu’à son trognon de dissidence et de contestation. En guise d’échappatoires : l’esthétique de la résignation de qui a choisi de vivre sur son tas d’ordures, inutile Job des temps modernes ; ou le bonheur nivelé de la « schize », son nomadisme sans ailleurs dans le virtuel réalisé d’une réalité virtualisée.

Mais comment s’y résoudre ? « Quelque chose doit être inventé » et il serait temps, enfin, pour un nouveau morceau. « L’âge de la nouvelle incarnation » ? mort le cynisme, le romantisme dépassé tel un coma de l’âme, toute illusion pour de bon perdue, resteraient le doute et l’ironie, le refus de l’héroïsme, le je/jeu de la pensée inquiète tentant d’agir sur l’histoire puisqu’il n’est pas d’abstention possible. L’enjeu : ne pas céder. Et Armstrong chante : « I see trees of green, red roses too / I see them bloom for me and you / And I think to myself what a wonderful world… »

« A l’extérieur du théâtre, rien n’a changé »

D’où émanent, où aboutissent les désirs et projets ? Du Iato sensu museum on avait connu un triptyque appuyé sur l’oeuvre de Volodine : O.R.A.T.O.R.I.O., Songes et dernièrement Sans nom(s), au Théâtre Garonne. Tâtonnant de ci de là, ce fut ensuite la lecture des Ecrits corsaires et des Lettres luthériennes de Pasolini, dans lesquels l’auteur dénonçait déjà, dans la première moitié des années 70, le nivellement universel par la marchandisation globale. Et auxquels firent bientôt écho deux textes bien plus récents : Archimondain Jolipunk (2001) et Le hêtre et le bouleau (2009) de Camille de Toledo. La même flèche, tirée d’un arc plus neuf et plus près du coeur encore…

(…) OEuvres bâtardes que celles-ci, balançant entre roman flou, essai d’économie critique, pamphlet philosophique et recueil de poèmes, se réclamant d’une nouvelle esthétique dont ce qui précède laisse deviner les contours : ironie analytique, critique dubitative d’elle-même, pensée historique noire tendant une réflexion prudente sur la validité de l’espoir en un avenir meilleur.

Moins bâtarde qu’inclassable, la mise en scène du collectif tient à la fois du théâtre et du concert, de la lecture et du slam, sans être vraiment l’un ou l’autre ou le produit de leur hybridation. Les seuls mouvements y sont ceux du son et de lumières alternant l’un et l’autre entre douceur et saturation au fil d’un blues ombreux et poétique. Il y aurait tout à craindre de ce statisme ; il est bienvenu, laissant le champ ouvert à une écoute nécessaire à laquelle on se laisse prendre, délaissant l’effort conscient pour se laisser aller au sens, porté par le flot d’une écriture heureuse. On en sort avec le sentiment inquiétant d’avoir vu ce qui pouvait être un roman d’anticipation noire à la 1984 trop facilement mis en images de notre temps. Ou celui, plus inquiétant encore, que l’âge d’or promis pourrait bien n’être qu’une illusion de plus – puisque seul le communisme est mort, que le libéralisme fait sien tout et tout espoir autre et que « à l’extérieur du théâtre, rien n’a changé. »

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