Dom Juan urge dans un éternel disparaître, tout comme la musique
Soren Kierkegaard

 

Le crâne dans sa fonction emblématique, dans son isolement symbolique, dans sa position de contrepoint à l’objet ou à la figure représente le passage de la mort à la résurrection, l’abandon de l’enveloppe charnelle. Objet d’une observation, il est empreint de vérité anatomique et moteur d’une connaissance de l’homme et de la nature, un miroir, une transition de la destinée. Il est sujet d’une vision chargée d’affects et de sensations mêlés, miroir et transition vers le divin (…) Le crâne fait, dans la distance avec la figure et l’objet, la mesure d’un espace en réduction, niche ou grotte, mais aussi d’une temporalité en extension par cette sensation donnée de l’instant fragile, immobile, sans certitude d’éternité.

Alain Tapié Vanité, mort que me veux-tu ?

 

 

 

 

Ghost Woman naît d’une commande au compositeur Pierre Jodlowski de la part de la Biennale Musica de Venise 2010 ayant pour thématique «Dongiovanni e L’Uom di Sasso». Trois extraits de Ou bien… ou bien (Enten – eller) de Kierkegaard se référant à la figure du libertin sont posés comme matériaux textuels de départ. Elle doit s’inscrire à l’intérieur de l’événement Don Juan à Venise, sorte d’opéra-installation qui investit entièrement le Palazzo Pisani pour générer un labyrinthe musical pointé de moult événements, dont trois scènes majeures du Don Juan de Mozart reliées à plusieurs interventions contemporaines sonores et plastiques.
Le texte de Kierkegaard s’articule autour de la dialectique éthique vs esthétique qui hante, à son sens, la relation de tout individu (mâle) au monde – d’où l’introduction de l’entité ghost woman en tant qu’altérité absolue du masculin, polarité, terme ultime du désir ainsi qu’essence fantomatique – fantasmée. Sa réflexion sur le libertin se structure en trois étapes temporelles autant qu’existentielles, à savoir, un premier stade de la sensualité ou le libertin jeune – un désir sans objet – un deuxième stade ou la maturité, et dont Don Juan en est l’expression accomplie et référentielle – un désir qui trouve l’objet – enfin, un troisième stade ou la sénilité – un objet sans désir. Un homme de pierre.
Si, dès le départ, cette installation est conçue comme un triptyque, un repérage in situ nourrit les présupposés initiaux en faisant germer d’autres images. D’abord, il y a Venise, éternelle ville miroir, ou bien ville éternellement miroir. Puis le palais Pisani lui-même, avec l’inscription de son histoire sur les murs et dans son architecture, passé de pouvoir et apparences, métaphore, tout comme la ville elle-même, de l’impermanence de la condition humaine, convocation du memento mori, qui d’ailleurs n’est pas sans rappeler la figure du Commandeur. La ville, le palais, Don Juan lui-même nous sont en somme apparus comme une allégorie, une vanité à grande et petite échelle.
C’est à partir de ce ressenti et de cette hypothèse poétique que nous avons écrit et structuré les trois vidéos comme autant de vanitas contemporaines, tout en inversant le parcours chronologique des trois ghost women, en allant de l’âge avancé vers la jeunesse, opérant ainsi un renversement générationnel entre les premier et troisième personnage féminin et l’âge du libertin dont il est question dans le texte dit. La même femme incarne successivement les trois rôles, via un traitement scénique d’ « apparat » qui souligne son être du côté du portrait autant que son caractère emblématique. Pas loin d’elle dans l’espace, un crâne et quelques objets…
Pour le premier stade, nous avons donc imaginé une vieille dame appareillée d’une perruque d’époque s’assoupissant presque lors de l’énonciation et la déclination des termes désir – désiré.
Pour le deuxième, nous nous sommes approprié la figure fantomatique d’une Ophélie flottante, héroïne symbolique d’une lignée, ou d’un catalogue, de sacrifiées au désir révolu.
Pour la troisième vidéo, le texte de Kierkegaard se transforme en morceau musical qui a pour titre et refrain Un uomo di sasso (Un homme de pierre), mise en scène d’un concert où les allures punk de la chanteuse nous renvoient à la posture existentielle du No future dans un face-à-face elliptique avec le personnage du Commandeur.

 

Manuela Agnesini